L’Observatoire de la non-liberté, un projet qui documente l’usage croissant du numérique dans l’essor de la gouvernance autoritaire

, par Global Voices

L’Observatoire de la Non-liberté (Unfreedom Monitor) est un projet qui cherche à analyser, à documenter et à rendre compte de l’utilisation croissante des communications numériques dans l’essor de la gouvernance autoritaire aux quatre coins du monde.

Les régimes autoritaires et dictatoriaux entretiennent depuis longtemps des rapports complexes avec les technologies de communications et les médias, en les utilisant de manière a promouvoir leurs propres objectifs. En parallèle, ces régimes restreignent l’accès à certaines technologies et informations, ce qui leur permet de modeler et de déformer la réalité, d’invisibiliser des exactions, et de rester au pouvoir. Plus de personnes utilisent internet et d’autres technologies numériques, plus cette tendance se renforce. Cela implique que malgré ses objectifs louables, Internet est parfois utilisé par des gouvernements à tendance autoritaire comme un outil de mensonge, de propagande et de contrôle.

En 2010, Rebecca MacKinnon, co-fondatrice de Global Voices, a proposé le terme « autoritarisme de réseau » pour définir la manière dont la Chine manipule Internet afin de conserver le pouvoir. Cette perspective permet d’ouvrir un débat limité autour de certaines problématiques, mais contrôle les plateformes et encadre les termes du débat. La technologie facilite la surveillance et les modes de contrôle social, et l’information, les débats et l’activisme qui pourrait potentiellement représenter un défi pour le pouvoir sont interdits.

Global Voices fait le suivi et documente ce phénomène dans de nombreux pays depuis 2007, à travers notre projet Advox. Nous avons pu identifier certaines tendances. Au fil du temps, les menaces qui pèsent sur la liberté d’expression en ligne se transforment en menaces pour les individus eux-mêmes ou en menaces pour les systèmes, ce qui affecte des populations entières. Les modes de contrôle d’Internet et la surveillance de masse commencent à être acceptés comme faisant partie des modes de gouvernance. La capacité des États à détecter, réprimer et prendre pour cibles des organisations, des expressions et des activistes est de plus en plus sophistiquée. De nombreux États allient le déni ciblé des services d’information et une puissante surveillance avec la capacité à « inonder la zone » avec des informations fausses ou tendancieuses par le biais de technologies automatisées et des réseaux de supporters. Ces pratiques, parmi tant d’autres, consolident les pouvoirs autoritaires pré-existants et mettent en danger la stabilité des démocraties, depuis les plus jeunes à celles de plus de longues dates.

Aujourd’hui, ce que l’on connaît sous le nom d’autoritarisme numérique est devenu une pratique courante de tous types de gouvernements. Internet est inondé de technologies de publicité qui tracent et segmentent les utilisateur·rices dans une logique commerciale. Les gouvernements, les États et les partis politiques, souvent de concert avec les entreprises, exploitent ce pouvoir de surveillance. Un futur empli de technologies de machine learning, de reconnaissance faciale et d’intelligence artificielle à des visées d’analyses « prédictives » implique probablement que la capacité étatique de contrôle va encore augmenter. Si l’on ajoute à cela l’omniprésente captation de vidéosurveillance, le fait que l’on emporte nos appareils électroniques de communication partout avec nous, et la banalisation de l’idée que ces appareils puissent nous écouter, alors on se trouve face à un système de surveillance envahissant.

Voici donc les raisons pour lesquelles nous avons lancé l’Observatoire de la Non-liberté. Nous cherchons à comprendre ce qui motive, façonne et influence les autoritarismes numériques de par le monde, peu importe le type de gouvernement ou de système politique. En commençant par 11 pays pilotes, l’objectif est de développer une méthodologie pour nommer l’autoritarisme numérique, afin d’aider les gens de bonne conscience à le dompter.

Philippines : Ces six dernières années, l’espace civique philippin a été réduit à mesure que le gouvernement du président Duterte et de Marcos Jr. ont voté des lois qui remettent en cause des libertés chèrement gagnées. Parmi ces lois, on retrouve l’Anti-Terror Act (Loi contre le terrorisme), dont certaines clauses portent sur la surveillance numérique, et qui punit « les incitations au terrorisme ». On retrouve également l’Acte d’enregistrement SIM (SIM Registration Act), qui exige que tous les utilisateur·rices de téléphones portables enregistrent leurs informations personnelles. D’autres modalités d’autoritarisme numérique sont apparues, comme les discours de haine chroniques sous forme de “fichage rouge” (le fait d’assimiler certains individus ou groupes en tant qu’allié·es des communistes) de celles et ceux qui sont perçu·es comme des ennemi·es du gouvernement, ou encore des cyberattaques telles que des dénis de service distribué (DSD, ou DdoS en anglais) et des censure de sites internet.

Hongrie : L’utilisation de technologies numériques n’a pas été le principal outil utilisé par le gouvernement de Fidesz dans ses vélléités autoritaires ; ce n’est que récemment que le phénomène a pris de l’ampleur. Des incidents illustrent la façon dont l’autoritarisme numérique fonctionne en Hongrie, regroupé dans trois grandes catégories : prendre le contrôle des infrastructures numériques clés ; réduire au silence des voix dissidentes par l’intimidation ; usage de la loi afin de saper les droits humains. Le rapport montre comment ces différentes méthodes se matérialisent dans des cas de la vie réelle et portent préjudice aux droits humains individuels et collectifs.

Venezuela : Depuis 2007, la démocratie et la liberté d’expression au Venezuela a été sévèrement censurée par le biais des stratégies juridiques à l’encontre des médias traditionnels et indépendants, par la réduction de la séparation des pouvoirs, au point d’en disparaître complètement. Dans ce contexte, l’utilisation d’outils numériques pour résister à la répression s’est doublée d’un autre phénomène : l’utilisation de ces mêmes outils de communication numérique pour réprimer les citoyen·nes. C’est l’effet de « l’autoritarisme de réseau ». L’utilisation des médias numériques afin de garantir l’accès à l’information s’est confrontée aux campagnes de désinformation du gouvernement, aux coupures d’internet et à la persécution judiciaire de journalistes et d’activistes qui ont enquêté sur le gouvernement de Maduro ou qui ont abordé le sujet de la crise humanitaire.

El Salvador : En à peine trois ans, Bukele a réussi à construire un phénomène politique complexe que certain·es ont baptisé le « bukélisme », qui comporte une mélange d’image millénaire, de promotion du Bitcoin en tant que monnaie nationale, des discours anti-corruption et anti-partis politiques traditionnels, et une rhétorique contre l’influence des États-Unis dans les affaires internes du Salvador. Ce rapport analyse deux incidents majeurs : la révélation que le logiciel espion Pegasus a été utilisé contre des journalistes de médias indépendants et des représentant·es de la société civile ; et les menaces du conseiller juridique de Bukele contre deux femmes journalistes qui refusaient de révéler leurs sources anonymes dans le cadre d’un article journalistique. Ce deuxième incident illustre une tendance au harcèlement en ligne et aux menaces portées contre des femmes journalistes, tendance soutenue par le Président Bukele et reproduite par ses partisan·es, des centres de troll et des influencers de réseaux sociaux favorables au gouvernement.

Équateur : Les trois sujets soulevés par ce rapport, abordé par le prisme de l’autoritarisme numérique, révèlent des pratiques qui pourraient impacter la vie démocratique en Équateur. Bien que la décennie du gouvernement de Correa (2007-2017) n’ait pas été exempte de harcèlement et de persécutions, se limiter aux données portant sur l’idéologie spécifique de Correa pourrait empêcher la compréhension et l’analyse du contexte équatorien de façon plus globale. En d’autres termes, n’analyser l’Equateur que dans les termes du binarisme politique entre autoritarisme et démocratie pourrait entraver la compréhension, au temps du post-corréisme, des pratiques anti-démocratiques et régressives qui sont encore d’actualité dans ce pays. L’Équateur présente des pratiques qui tombent dans la catégorie du spectre que l’autoritarisme numérique, et elles ne sont pas liées exclusivement à des gouvernements caractérisés par certaines idéologies spécifiques.

Kazakhstan : Le régime au pouvoir au Kazakhstansurveille et contrôle les activités des voix dissidentes et critiques. Le président Tokayey poursuit la politique répressive de ses prédécesseurs et contrôle l’information et le cyberespace en appliquant des solutions technologiques – surveillance ciblée, coupures internet et comportements non-authentique coordonnés sur les réseaux sociaux. La presse est inondée de propagande pro-gouvernementale, bien que les rapports critiques soient tolérés à condition de rester en deçà de certaines lignes rouges à ne pas franchir. Les reporters et les médias qui élèvent leurs voix sont pris pour cibles dans des affaires criminelles fallacieuses, parfois avec un recours à la violence et à l’intimidation. Le Kazakhstan fait partie des pays les moins bien classés en terme de liberté de la presse : 158e sur 180.

Birmanie : le rapport analyse la situation de l’autoritarisme numérique en Birmanie, et évalue amplement le comportement oppressif du gouvernement dans le cyber espace. Il fait appel à cinq catégories de répression numérique mise en œuvre par l’armée birmane : les coupures internet, la censure en ligne, la surveillance, la persécution ciblée des utilisateur·rices en ligne, et la désinformation et manipulation des réseaux sociaux. Dans ce contexte, l’âge de la résistance numérique du peuple birman émerge pour faire face à la dictature, par le biais du contournement, de la migration entre plateformes, et des initiatives de financement collaboratif par la résistance, entre autres.

Cameroun : L’autoritarisme numérique est un terme qui décrit de mieux en mieux le Cameroun. Le gouvernement camerounais utilise de façon croissante les outils numériques pour surveiller et contrôler les citoyen·nes tout en limitant l’accès à internet et à d’autres technologies numériques. Le manque de régulation des réseaux sociaux et d’internet rend la tâche facile pour la diffusion de fausses informations et des discours haineux, un obstacle important à une meilleure compréhension de la vérité et à la capacité de faire des choix informés. De plus, l’omniprésence de fake news et de harcèlement en ligne limite fortement la présence des femmes dans l’élaboration de discours publics.

Hong Kong : Au moment de la rédaction de ce rapport, les outils de l’autoritarisme numérique n’étaient peut être pas aussi direct et massivement employés qu’en Chine ; cependant, à Hong Kong on assiste à un virage dramatique dans les discours étatiques en ce qui concerne les libertés de presse et d’expression. La Loi Nationale sur la Sécurité (NSL), introduite en juin 2020 par le gouvernement chinois en réponse aux agitations sociales de 2019, a modifié les conditions et l’environnement des travailleurs des médias, dont les journalistes et les éditeur·rices, dans lesquels évoluent les organisations sociales et politiques comme les syndicats et les partis politiques, tout comme les citoyen·nes tant en ligne qu’hors ligne.

Voir le dossier en anglais sur le site de Global Voices